top of page

POÈTE À MOSCOU

 

Ière PARTIE

LA MAISON DES ÉCRIVAINS

LE SQUAT « CHEZ PÉTLIOURA »

LE CAFARD BLANC

KRIZIS JANRA ET OGUI

DISCOTHÈQUES

POÈTE DANS LA VILLE

VIVRE DANS L’INSTANT

 

2ème PARTIE

À QUOI BON PUBLIER ?

DE LA TRADUCTION AUX PERFORMANCES DÉCLAMATOIRES

MA PREMIÈRE DÉCLAMATION POÉTIQUE

LE CHANT DU COSMOS

 

 

 

 

Ière PARTIE

 

Pourquoi habitez-vous à Moscou ?

Voilà une question que l’on me pose chaque jour depuis que j’ai décidé, en 1992, de quitter Paris, ma ville natale, pour venir m’installer à Moscou. J’y réponds habituellement par : « Tout simplement, parce que ça me plaît ! ». Comme s’il était plus étonnant d’aller vivre à Moscou qu’à Paris…

Paris-Moscou, Moscou-Paris, incessant va-et-vient des secondes dans l’âme…

Ville du futurisme et de l’utopie communiste, capitale d’un Etat né il y a un peu plus de 20 ans sur les ruines de l’empire socialiste soviétique, qui bâtit son avenir à une vitesse vertigineuse, Moscou est le New York européen, tout y va plus vite, tout y est plus grand, plus cher, plus généreux, plus fou, jaillit et se désintègre plus rapidement que partout ailleurs.                        

 

 

 

LA MAISON DES ÉCRIVAINS

 

Quand j’arrivai à Moscou pour la première fois, il n’y avait nul restaurant où manger, nul café où  boire un verre, hormis les buvettes des théâtres et les cantines corporatives de l’Union des écrivains et de celle des journalistes…

J’étais obligé de faire des banquets tout seul à l’hôtel Intourist, réservé aux touristes comme son nom l’indique, où pour 10 dollars qui représentaient à l’époque une fortune, on me servait du caviar noir à la petite cuiller, une bouteille de champagne soviétique et une bouteille de vodka, des œufs en gelée et des plats sans nombre, que je finissais par offrir à mes voisins qui refusaient par politesse,  reconnaissants et amusés de me voir faire tout seul un banquet pour 4 personnes. Mais c’était ça ou rien. Je me rendais bien compte du ridicule de la situation, mais en tant qu’étranger, je n’avais pas le choix. Et si parfois j’invitais une fille à déjeuner, nous étions elle et moi l’objet des pires soupçons, elle d’être une prostituée et moi de  vouloir la séduire et l’abandonner, et je ne pouvais être vis-à-vis d’elle qu’un généreux mécène ou un vil flagorneur.

 

Avec l’ouverture des restaurants-copératives, dont le premier, au bord de l’étang des Patriarches, s’appelait « Margarita » en souvenir du roman de Boulgakov, la situation s’est quelque peu améliorée ; mais comme c’était toujours plein, j’étais le plus souvent obligé de me réfugier à la cantine de la Maison des écrivains où j’avais des accointances ; j’y étais la proie de prédilection des écrivains bourrés, qui avaient besoin de quelque zakouski (quelque chose à manger après avoir bu), c’est-à-dire moi en l’occurrence, à se mettre sous la dent. Leur question favorite était celle par laquelle j’ai commencé cet essai : « Pourquoi habitez-vous à Moscou ? ». Mais ma réponse ne les intéressait pas, car ils étaient trop ivres pour comprendre mon charabia d’anglais et de russe, et trop pressés de m’offrir … ou de se faire offrir à boire. De plus, en tant qu’écrivains de cette génération, ils avaient une réponse toute faite dans la tête à cette question : « Mais bien sûr, c’est un espion ! » Personne n’aurait pu dire pour espionner quoi… Mais à l’époque soviétique dont on sortait à peine, les espions étaient très dans le vent. Quand j’essayais d’expliquer, toujours dans le même charabia anglo-russe, que j’étais un poète français venu en Russie, pour y rencontrer des poètes russes et tresser la couronne une amitié inaltérable entre nos deux nations, nos deux cultures, que la première langue dans laquelle s’exprima le plus grand des poètes russes, Alexandre Pouchkine, était le français, je devenais alors à leurs yeux qui voyaient double, un poète-espion, qui niait la grandeur et la puissance de l’immense et insondable langue russe, dans laquelle s’exprimait le grand Tolstoï, ou bien au contraire j’étais un espion-poète, c’est-à-dire un espion qui jouait au poète…et tout cela se terminait par un : « Allez, buvons encore un verre à l’amitié franco-russe ! On les a bien enfoncés les Français en 1812. Santé !» C’était pour ainsi dire, ma contribution, pour avoir eu l’honneur de pouvoir manger à la cantine des écrivains. A la cafétéria du même lieu, j’ai fait la connaissance du plus ivrogne d’entre eux, qui baragouinait quelques mots de français, et m’entraîna dans d’interminables beuveries, au terme desquelles apparaissait toujours une donzelle qu’il voulait ramener chez moi, car j’habitais à côté, pour la baiser dans ma cuisine. Mais le plus souvent, je le traînais jusqu’au métro, où je le laissais choir dans le dernier wagon du train de la ligne bleu foncé, au bout de laquelle venaient le récupérer ou sa femme ou sa fille…

 

 

 

LE SQUAT « CHEZ PÉTLIOURA »

 

On m’invita dans un squat d’artiste sur le boulevard Pétrovski, où j’assistai à une performance délirante en l’honneur de l’anniversaire d’une ballerine de 70 ans, qui se promenait en maillot de bain en esquissant quelques pas de danse, au milieu d’une cour remplie de freaks branchés et de squatters. L’atmosphère y était chaleureuse, bon enfant…alcoolisée ! J’appris par la suite, que la danseuse en question s’appelait Pani Bronia, et qu’elle était l’égérie du célèbre squat de Petlioura.

 

Voici, dans son argot inimitable, qui plus est traduit en français, ce qu’il m’a dit sur son squat d’artistes, QG de l’avant-garde moscovite, qu’il anima pendant la période la plus chaude des années 90:

 

« Putain de merde. Les salauds. Ces enculés, ils sont venus avec leurs pistolets de merde, me menacer de reprendre le squat. On leur a foutu un coup de pied au cul avec l’autre punk, tu sais celui qui est toujours dans la cour avec ses chaînes, à fumer des joints, et on les a envoyés se faire foutre à Pétaouchnock. En fait, c’est Pani Bronia qui était officiellement enregistrée à cette adresse, une paisible vieille dame qui habitait là avec son petit mari surnommé Abramitch. Ils sont d’ailleurs devenus les membres les plus actifs de notre communauté d’artistes.

Pani Bronia s’amusait comme une folle et s’est inventée une biographie abracadabranque de ballerine du Bolchoï à la retraite dont la mère aurait été elle-même une célèbre soliste. On l’employait dans les performances les plus branques. Bientôt elle est devenue l’égérie, la coqueluche de tout le squat, et elle entraînait la bande par sa fantaisie de septuagénaire révolutionnaire.

Pour les grandes occasions, les commémorations et les anniversaires, on affublait Pani d’un tutu de ballerine datant des années 20, ou d’un habit futuriste délirant et déglingué. Elle dansait dans la cour au milieu de ses admirateurs loufoques, eux aussi attifés des costumes soviétiques d’époque les plus déjantés de ma collection. Putain, qu’est-ce qu’on s’est amusés. On a fait la fête du matin au soir pendant des années. Jusqu’au moment où ces enculés de requins de promoteurs, prêts à nous ratatiner sous les bulldozers pour construire leur résidence de luxe à destination oligarchique, sont arrivés à exproprier Pani, grâce à des pots de vin versés à la mairie et à la police. J’ai passé des semaines à magouiller avec les flics du coin, à grands renforts de bouteilles de champagne et de boites de bonbons au chocolat, et j’ai fini par obtenir qu’elle soit relogée dans une petite chambre en sous-sol à proximité, et non en pleine campagne ou au bord  d’une autoroute comme nous l’avaient gracieusement proposé ces fils de putes. Alors, on nous a tous boutés dehors… ! »

 

Personnage haut en couleur, Sacha Pétlioura, s’exprimait toujours dans un argot riche et imaginatif, qui le mettait sur un pied d’égalité avec les bandits ne cessant de le harceler pour s’emparer du squat et d’autres personnes peu recommandables qui lui tournaient autour. Cela produisait un effet baroque et donnait des colorations lyriques à son discours, par contraste avec le milieu d’artistes dans lequel il évoluait.

Il passait son temps à arpenter les marchés aux puces et autres brocantes, pour y dégoter de vieilles paires de chaussures démodées des années 20, des chemises datant d’un autre temps, des vêtements d’ouvriers dont plus personne ne voulait, des combinaisons de sport démodées, des sacs, des pulls, des parapluies, des filets à papillons, des aspirateurs, des drapeaux de toutes les couleurs et à toutes les effigies, des emblèmes soviétiques, etc,  qu’il achetait pour trois fois rien, secourant par ces quelques kopecks les pauvres vieux qui s’étaient retrouvés sans travail du jour au lendemain pour cause de Pérestroïka, et campaient sur les trottoirs de Moscou où ils bradaient tout ce qui s’était entassé dans leurs appartements depuis des générations. Aujourd’hui encore, pérorant dans son argot imagé et provocateur, il présente sur les scènes alternatives du monde entier sa collection unique de prêt à porter soviétique, dans des shows théâtralisés au cours desquels il fait revivre un peu de l’esprit fantaisiste des générations qui l’ont précédé en URSS, sur ce continent, cette Atlantide engloutie dans les remous de l’histoire, en pays d’Utopie…

 

Dans la même cour, encombrée d’un bric-à-brac d’objets récupérés dans les décharges, et transformés en objets d’art, j’assistai aux performances du musicien et dandy excentrique, Garik Vinogradov, continuateur des formalistes russes. Bruitiste expérimentateur, il se servait de l’eau, du feu, du vent, de sa voix, et d’instruments de musique inventés ou connus, pour jouer ses symphonies cosmiques, au milieu desquelles il représentait l’Homme, héros perdu, en lutte contre les éléments dans l’Univers, à la recherche de l’harmonie universelle. Tête rasée, à demi-nu, vêtu d’une peau de bête ou d’un costume extravagant, prenant une pose de lévitation bouddhiste, il jouait de la flûte ou de la guitare, émettant les sons gutturaux d’une incantation chamaniste. Puis il se mettait soudain à courir à travers la cour, sautait à quatre pattes, ou dansait en frappant de toutes ses forces sur les cymbales, les morceaux de cuivre colorés, et les vieilles boîtes de conserve transformées en instruments de musique accrochés aux arbres, dans une cacophonie joyeuse et envoûtante. Ensuite, il arrosait ces instruments d’essence et provoquait un bel incendie, dont la flamme orange chantait sur les métaux. L’eau parfumée, dont il aspergeait ce feu pour l’éteindre, produisait une mitraille de crépitements amplifiée par un micro... Et commençait alors un voyage au fond des cascades, on voyait des ruisseaux sautillant gaiement sur des cailloux sous les pins dans la montagne, en écoutant et suivant des yeux le parcours des gouttes d’eau qui dégringolaient d’un instrument métallique à l’autre, pour finalement s’écraser sur une cymbale, dont le son amplifié suggérait qu’un ouragan allait bientôt arriver, et qu’il allait tout emporter, les musiciens, les instruments, le public, et la cour entière. Et le musicien se mettait à trembler, sauter et tournoyer sur lui-même à la manière d’un derviche, exprimant par son chant terrible la fureur des éléments, et frappant à tours de bras sur les feuilles de métal, les cymbales et les tambours, il provoquait l’illusion sonore d’un véritable tremblement de terre…Puis soudain, tout redevenait calme, c’était le calme effrayant d’un haut plateau tibétain, sur lequel ce moine moscovite prosélyte d’une nouvelle religion, officiait devant ses fidèles rassemblés sur la croûte de sel d’un désert aride, situé à plus de 6000 mètres d’altitude. Le chant guttural d’une voix d’outre-tombe, s’élevait dans le silence étoilé d’une nuit antédiluvienne, et des paroles au sens mystérieux, amplifiées dans la cage thoracique de l’univers, se répercutaient contre les parois d’une caverne néolithique, décorée de fresques d’animaux sauvages, qui se mettaient à danser et courir autour de la cour, suscitant les cris des enfants et le pépiement des oiseaux, dans le crépitement des pétards et l’illumination d’un feu d’artifice, qui s’éteignaient finalement sous une pluie d’applaudissements. Puis le couvercle du silence retombait de nouveau sur le puits de la science universelle et alchimique.

 

Ensuite, le public était convié à venir danser dans une discothèque improvisée au fond d’une cave sombre, au son des chansons rétro soviétiques des années 40-70, qui provoquaient l’hilarité de tous et entraînaient les artistes dans des improvisations chorégraphiques costumées excentriques et burlesques. Il y avait aussi des soirées à thèmes, consacrées au différentes nations de l’URSS, ouzbeks, tatars, esquimaux, etc, dont on revêtait les déguisements.

 

Arrivé à Moscou en tant que poète à la recherche de l’inspiration, cet endroit de créativité sans frontières correspondait exactement à mes aspirations. Dans cette commune d’artistes, où chacun créait dans sa cellule, et montrait régulièrement, sous forme de performance ou d’exposition, le résultat de ses nouvelles recherches, j’entrepris de montrer mes propres performances.

Ayant fait traduire mes poèmes en russe, je les déclamai à pleine voix, secondé par une actrice russe et un percussionniste, que j’affublai d’un costume de l’époque de Molière, emprunté au théâtre de « La lampe d’Aladin », au coin de la rue. Le contraste entre ce public alternatif, affalé contre les murs décrépis du squat, et ma poésie d’inspiration lyrique, martelée par les coups de tambour d’un percussionniste en costume du XVIIème siècle, était surprenant et baroque, comme l’était le début des années 90 à Moscou où se mêlaient les styles et les époques.

 

 

L’on sortait alors d’un régime socialiste, et les mentalités ne s’étaient pas encore adaptées au capitalisme. Tout le monde était à la recherche de quelque chose, mais personne n’aurait pu dire exactement de quoi au juste. D’un genre, d’un mode de vie ou d’un système ? Il s’agissait d’une quête spirituelle, car le communisme avait été avant tout une idéologie, un ensemble de préceptes, une somme théorique, qui avait embrigadé les esprits et avait reçu son application pratique dans le réel, le quotidien, puis s’était évaporé, comme d’un coup de baguette magique. C’est dans cette atmosphère de liberté absolue et sans limites, dans ce pays sans lois ni système économique, où n’existaient que les rêves du passé et ceux de l’avenir, que je me suis peu à peu installé.

LA MAISON DES ÉCRIVAINS
LE SQUAT « CHEZ PÉTLIOURA »

LE CAFARD BLANC

 

 « Le Cafard blanc », l’unique café bohème (ou l’on pouvait boire et manger), de cette mégalopole de 10 millions d’habitants, n’ouvrait que la nuit. Il était très difficile d’y entrer. Il fallait tout d’abord montrer patte blanche au gardien, qui demandait à voir une carte de membre, que bien entendu personne ne possédait. Ensuite, après avoir passé un lourd portail de fer, on allait jusqu’au fond d’une cour très sombre, à une petite porte qui menait, par un escalier en colimaçon très raide, à un couloir encombré d’un énorme tas de manteaux. Les porte-manteaux fixés aux murs ayant des patères trop courtes, les vêtements glissaient toujours en tas par terre. Après avoir ouvert l’huis du repère, on pénétrait dans un caveau humide qui sentait le tabac, la bière et la moisissure.

Comme il y avait peu de tables, tout le monde s’asseyait autour de la même table de bois branlante, couverte de graffitis qui racontaient tout un poème, ou sur le même banc, et des conversations passionnantes et insolites s’engageaient, entre un mannequin venu se reposer  après un défilé, un businessman en herbe, un tueur professionnel, une prostituée (accompagnée), un commerçant, un professeur, un étudiant, car le seul fait de se retrouver dans cet endroit semi-clandestin, liait les destins, et permettait de transcender les différences de culture, de sexe, de mentalité, ou de langue…

 

Cela créait une sorte de cocktail explosif, aux réactions chimiques absolument imprévisibles. Tous les mélanges étaient possibles, puisque rien n’était défini dans cette société en décomposition. Il pouvait se passer tout et n’importe quoi, et n’importe où, et on ne pouvait expliquer pourquoi, et comme on vivait avec l’idée que l’on ne savait pas ce qui allait se passer demain, si c’était bien ou mal de gagner de l’argent, si les communistes allaient revenir ou non, si on allait ou non garder cette profession, rester en Russie ou la quitter, si en définitive on serait vivant demain ou non, tout le monde vivait au bord d’un précipice, dans une atmosphère véritablement existentialiste.

Vers les 3 heures du matin, quelques musiciens de rock que personne n’avait remarqués, car ils s’étaient écroulés dans leurs chopes de bière au fond de la cave, se réveillaient et se mettaient à hurler dans un anglais douteux, toujours les deux mêmes chansons, « Direction » et « Little Loulou », composées spécialement pour eux par l’un des plus grands buveurs de cette taverne des mille et une nuits.

Personne ne croyait réellement en la possibilité d’un changement, et dans les milieux artistiques que je fréquentais, la blague courante était d’arriver tout essoufflé, l’air paniqué au milieu d’un vernissage, et de crier : « J’ai vu des tanks à l’entrée de Moscou. Cachons-nous ! Les communistes reviennent. » Etait-ce une imagination fumeuse, germée dans le cerveau aviné d’un peintre ? Une réalité ? Cette atmosphère d’imprécision et de flou, qui gommait la frontière entre le réel et l’imaginaire, créait une ambiance extraordinaire, presque surréaliste…

Pourtant, en octobre 93, lorsque Eltsine voulut limoger le Soviet Suprême, qui s’opposait obstinément à toute réforme démocratique, et adopter une nouvelle Constitution qui donnerait les pleins pouvoirs au président, les partisans du vice-président Khasboulatov, composés d’anciens combattants d’Afghanistan, de vieux communistes purs et durs, et de nationalistes tous azimuts, s’emparèrent par la force de la Maison Blanche ( le siège du Gouvernement), et engagèrent une véritable guerre contre l’armée et la police fidèles au président, dans le centre de Moscou. Cette mutinerie, ainsi que la qualifia Eltsine, fit de nombreuses victimes de part et d’autres, et se termina par la prise d’assaut de la Maison Blanche, par les chars de la division Taman qui y mirent le feu, ce qui obligea les députés mutins à se rendre. Pendant cette tentative de coup d’Etat, qui dura plusieurs jours, fut instaurée la loi martiale, qui ordonnait aux citoyens de ne pas sortir de chez eux après 23 heures, sauf pour raisons de force majeure.

Et tous les baladins du « cafard blanc » saisirent cette occasion rêvée, pour fêter la liberté inattendue d’être obligés de rester jusqu’à l’aube, à boire et à rêver de l’avenir démocratique de la Russie …

Cette adrénaline de l’esprit a aujourd’hui complètement disparu, puisque depuis l’an 2000 environ, depuis que l’on a officialisé le capitalisme, et que l’on ne craint plus le retour des communistes, ceux qui hier se tiraient dessus pour prendre possession d’un immeuble, d’un restaurant ou d’un puits de pétrole, sont devenus des hommes d’affaires respectables…

Il est clair que la fleur vénéneuse de l’art ne pousse bien que sur la pourriture des champs de bataille…

Puisque ces bandits absolument indifférents à l’art cautionnaient sans le savoir sa liberté absolue !

Il paraît incroyable de se rendre compte à quel point de nombreux artistes et intellectuels, qui aspiraient pourtant de toutes leurs forces à la liberté d’expression des démocraties libérales occidentales, regrettent cette atmosphère de clandestinité, dans laquelle créer représentait un acte, se retrouver entre amis et lire de la poésie avait une valeur, parler était faire preuve de courage, une époque où le fait même d’exister tenait de l’héroïsme.

 

 

                                                          

KRIZIS JANRA ET OGUI

 

Quelques cafés « à l’occidentale », c’est-à-dire où l’on pouvait boire et manger normalement, ouvrirent petit à petit dans le centre de Moscou. Le  public y était composé d’artistes et d’étudiants en quête d’aventures, auxquels se mêlaient comme toujours, des bandits, hommes d’affaires, prostituées, commerçants véreux etc…qui ne savaient pas où et comment dépenser  leur argent, le plus souvent d’origine crapuleuse, ainsi que toutes sortes de dragueurs attirés comme des mouches, excités comme des guêpes, par les mini-jupes des belles étudiantes, et des artistes émancipées.

 

Le premier café de ce type s’appelait  « Krizis Janra », c’est-à-dire « Crise de Genre ». Nom inattendu pour un café, qui était une trouvaille d’Alexis Paperny, le fils de la patronne, poète et chanteur, qui fut en proie à une crise de genre lorsqu’il revint d’Allemagne où il venait de passer quelques années, et découvrit les changements fulgurants et primordiaux qui avaient transformé sa patrie d’origine. Pour exprimer le sentiment existentiel qu’avait produit sur lui cet événement, il gara devant l’entrée du café son automobile toute cabossée par l’accident récent qu’il avait eu sur la route de Moscou,. Exposée là, comme un objet d’art contemporain au seuil d’un musée, cette œuvre de César heureusement inachevée, semblait clamer : « J’ai une Crise de Genre… Voyez l’état de mon cerveau ! »

Le poète Alexis Paperny gueulait des chansons qu’il avait composées en s’accompagnant à la guitare, sous les yeux émerveillés de sa mère. A chacun des concerts hebdomadaires du fils chéri, Irina Borissovna, la bonne maman, ameutait tout ce que Moscou comptait d’artistes, de jeunesse, et de jolies filles émancipées. Pendant l’interprétation de chaque romance, elle souffrait véritablement, soupirait, s’inquiétait terriblement, surveillait d’un œil l’attention du public, exigeant le silence du malotru qui aurait osé prononcer une parole, et de l’autre, la marche du café et la prestation du fils prodigue. A la fin de chaque morceau, cette admiratrice passionnée se levait, et applaudissait à tout rompre, en hurlant de toutes ses forces des « bravos » retentissants, qui entraînaient toute la salle dans une ovation qui n’aurait pas dégoûté les Beatles, lorsqu’ils débutèrent à la « Caverne » de Liverpool…

Mais en plus de s’occuper des concerts de son cher fils, Mme Papernaïa était surtout la maîtresse de maison, l’hôtesse de cet unique et irremplaçable repère artistique. Fort coquette, elle se comportait comme une reine-abeille autour de laquelle poètes, musiciens, et même simples clients, tournoyaient en bourdonnant. Son pouvoir sur les artistes était tout puissant, car elle favorisait le développement de leur art, en leur organisant des concerts ou des soirées poétiques, et l’atmosphère de liberté créatrice et sexuelle « soixante-huitarde » qui régnait ici, était pour une bonne part le résultat de son opiniâtreté. Elle accueillait, plaçait, conseillait les clients sur les dernières nouveautés du menu, papillonnait, s’entretenait en minaudant avec le public exclusivement masculin, sur les derniers potins du monde de l’art et des spectacles. Si vous aviez eu la chance de lui plaire, elle vous dénichait même une place ou vous asseoir, vous offrait un verre de sangria, ou faisait goûter un nouveau plat du menu, comme le « chili con carne » qu’elle avait importé la première à Moscou.

On accédait à « Krizis Janra » par un escalier très dru, au plafond si incliné qu’il était impossible de ne pas s’y cogner la tête…puis on pénétrait dans ce célèbre café, formé d’une petite cave exiguë, embrumée d’une fumée de cigarettes à couper au couteau. Quelques tables-comptoirs étaient fixées autour de gros piliers carrés, ce qui forçait les consommateurs à s’asseoir côte à côte, et à engager la conversation…

    Mais trouver une chaise à « Krizis Janra » tenait toujours du prodige, et il fallait véritablement faire le siège d’une place en passe de se libérer, au risque d’être entraîné dans une bagarre avec d’autres prétendants. Le plus souvent, sous la menace d’être écrasés par les pieds de danseurs ivres et déchaînés, on finissait par s’asseoir par terre, devant la scène minuscule où se tortillaient, et s’excitaient tant bien que mal, des rockeurs enragés dont les vociférations s’ajoutaient au brouhaha fantastique des conversations, des éclats de rires, des verres s’entrechoquant, et des consommateurs hélant de toutes leurs forces les barmans sourds, en exigeant leurs consommations.

Le principal lieu de rencontre de cet antre mystérieux et miraculeux était cette interminable queue à l’unique toilette mixte, qui s’étirait tout le long de la pente de l’escalier. On y engageait des conversations, qu’après un passage obligé aux wc, on prolongeait dans la rue, où l’on sortait prendre l’air…

Et c’étaient des rencontres et des amours naissants, dans la petite cour, où, chassés par le gardien du seuil du café, à cause des plaintes du voisinage, l’on s’embrassait contre les murs gris et sales…Et c’étaient des promenades, à travers les rues torves du vieil Arbat (le quartier historique du centre de Moscou) de porte en porte, de porche en porche, à la recherche des cours sombres, pour faire l’amour à l’abri des regards…

 

On parlait de Révolution sexuelle, de mai 68 à la russe, de «  beatnik revolution », enfin de tout ce que l’on pouvait imaginer pour qualifier cette atmosphère indéfinissable, faite à la fois d’exaltation, d’anarchie, de quête du plaisir, et d’expérimentation…

Imaginez une bouteille de champagne secouée pendant un mois sur des chemins chaotiques, dont tout à coup le bouchon sauterait, par un chaud après-midi d’été. La pression sera telle que le contenu jaillira vers le soleil, et qu’il n’en restera que quelques gouttes pour les routards assoiffés. Eh bien, c’est à peu près ce qui se passa : en quelques années, la pression qui s’était accumulée de générations en générations, les idées de liberté sexuelle, de révolution des mœurs, transmises par les racontars de « ceux qui avaient été à l’ouest », les journaux lus sous le manteau, les parents, etc, ont jailli si fort de la bouteille de champagne de l’histoire, qu’aujourd’hui la Russie est certainement l’un des pays les plus libres en matière de sexualité ; je parle de liberté intérieure et non de liberté civile, car l’éducation puritaine, malgré l’omniprésente idée de liberté dans les démocraties libérales bourgeoises, rend l’individu beaucoup plus pudique, coincé, et conservateur, par rapport aux questions sexuelles, que dans l’actuelle Russie.

 

Cet endroit mythique a rouvert en 2005, environ 10 ans après sa fermeture, sous le nom amusant et évocateur de « Café autrefois connu sous le nom de Crise de Genre », qui prouve à quel point cette cave (comme les caves de Saint-Germain, dans les années 50, à Paris), marqua les artistes et la jeunesse de toute une génération avide de liberté. C’est maintenant un club spécialisé dans le rock anglais, interprété en live par de jeunes rockers russes ou sur platines par des DJ, sur lesquels se déchaînent des midinettes endiablées, et une foule d’étudiants étrangers magnétisés par cette folle énergie en liberté !

Alexei Paperny, quant à lui, dans le prolongement de « Crise de Genre », ne cesse d’ouvrir de nouveaux clubs destinés à un public surtout bohême et estudiantin… Comme avant, ils portent des noms évocateurs de son goût prononcé pour l’art et les voyages, tels que « l’atelier », « le fleuve », « l’aviateur chinois », etc…Comme avant, il y donne des concerts au cours desquels il interprète avec la même fougue les mêmes chansons qu’il y a 15 ans dans des arrangements modernisés, accompagnées bien sûr de nouvelles compositions, qui attirent et ensorcellent, comme avant, un public jeune et averti… Comme avant, le programme de ces clubs combine, représentations théâtrales, soirées poétiques, concerts de rock russes et d’éthno déjantés, puis discothèque avec un DJ… Ce qui donne à penser, que les générations se succèdent, mais que le temps n’a pas de prise sur l’art, et que dans le prolongement de la tradition familiale, il est resté fidèle à sa vocation d’artiste et de directeur de club.

 

D’autres cafés artistiques apparurent au début des années 90. Mais malheureusement, ces endroits, les seuls où l’on pouvait manger plus ou moins normalement, et trouver des alcools buvables, dans une ville où le vin et la vodka étaient souvent frelatés ou de contrebande, et dans laquelle, seulement quelques années auparavant,  on ne pouvait s’en procurer, à ses risques et périls, que devant le garage situé sous le pont d’en face de la Maison blanche, où un malin trafiquant accrédité vous exhibait, dans l’intérieur des pans de son long manteau de fourrure, un véritable arsenal de toutes les bouteilles d’alcools imaginables qu’il vendait à prix d’or, malheureusement, ces cafés avaient une courte durée de vie, car ils étaient soumis à toutes sortes d’impôts et de rackets, de la part de la mafia et du gouvernement…

D’ailleurs au vernissage de « Krizis Janra », les artistes invités apportèrent leurs propres bouteilles de vin ou de vodka, emballées dans du papier journal, fidèles en cela à une vieille habitude soviétique, qui fut par la suite interdite, pour la bonne marche des affaires.

Plus tard en 99, dans un grand appartement, au rez de chaussée d’un respectable immeuble proche de l’étang des Patriarches, des étudiants en lettres, et un éditeur en sciences humaines créèrent « OGUI », café littéraire où se retrouvait la bohème artistique dans une pièce sans air, tellement enfumée qu’on n’y distinguait ni les murs, ni ses voisins. Il fallait avoir une carte de membre, qu’on obtenait par cooptation, pour pénétrer dans ce café-restaurant-librairie-disquaire, où chaque pièce était consacrée à une activité. Le café-restaurant au pauvre menu à plat unique dépannait bien les artistes dans mon genre, en quête de nourritures terrestres et d’inspiration, dans une ville où manger dehors tenait de l’exploit. Soirée littéraires, performances, conversations délirantes, formaient l’activité quotidienne de ce refuge intellectuel, dans lequel comme partout ailleurs, se retrouvait un public extrêmement composite, joyeux, en quête d’émotions fortes et imprégné d’alcool.

 

J’habitais à proximité d’OGUI, mais pour m’y rendre je devais traverser la ceinture des jardins par un souterrain dans lequel attendaient des putains qui faisaient l’article, et dont la « maman » (la maquerelle) arrêtait les voitures qui roulaient au-dessus. Ainsi, en remontant l’escalier j’étais témoin de dialogues de ce genre : « 50 dollars, qui y va pour 50 dollars ? », demandait la « maman », à laquelle l’une des filles répondait « Non mais ça va pas, pour qui ils se prennent …»

A la fin des années 90, tout le centre de Moscou était encore accaparé par les prostituées, racolant les automobilistes en particulier sur le boulevard de la ceinture des jardins… cela fait un beau jeu de mot en français, mais pas en russe, car le 2ème sens du mot Koltso  (ceinture) est anneau d’alliance… C’était un spectacle assez pénible à voir, puisque après avoir arrêté la voiture d’un éventuel client, la « maman » lui indiquait une cour, dans laquelle défilaient devant ses phares des dizaines de prostituées effarées, de toutes tailles et corpulences, afin qu’il en  choisisse une (ou plusieurs) à sa convenance. Ces cours d’immeubles, étaient toujours le théâtre de tragédies personnelles ou de drames sanglants, et les cris, les pleurs et les disputes des putes, empoisonnaient la vie des moscovites.

Heureusement, quelques années plus tard, ce manège fut interdit par une nouvelle loi, et l’on expédia les prostituées et leurs « mamans » sur le périphérique extérieur, ce qui améliora l’image de la ville aux yeux des étrangers, la vie des citoyens, et la propreté des rues.

Ce passage obligé par l’enfer me menait au purgatoire d’OGUI, où j’oubliais la grossièreté de l’extérieur en consultant un livre, et devisant sur l’actualité du futurisme russe avec une jolie rousse, que j’invitais à manger dans la pièce d’à côté...

 

Avec l’arrivée du nouveau pouvoir en 2000, qui mit un point final à la Pérestroïka, et consolida par un ensemble de réformes l’établissement définitif du capitalisme, les cafés-restaurant-librairies ouverts toute la nuit des éditions « OGUI », s’essaimèrent rapidement à travers la ville, et y persistèrent durablement. Jusqu’au jour où les directeurs des éditions en sciences humaines, et les étudiants en littérature devenus businessmen, se brouillèrent à mort, pour des raisons n’ayant déjà plus aucun rapport avec l‘art, ni avec la littérature. 

LE CAFARD BLANC
KRIZIS JANRA ET OGUI

DISCOTHÈQUES

 

Parallèlement, la vie nocturne se développait, et apparaissaient des discothèques, elles aussi créées par des artistes qui avaient voyagé, en Europe ou en Amérique. Ces clubs artistiques se sont tous développés suivant le même schéma : dans une cuisine moscovite autour d’une bouteille de vodka, de champagne soviétique et de zakouskis, quelques artistes, acteurs, professeurs de littérature, architectes, se racontèrent un soir leurs voyages en Europe. Ils constatèrent avec étonnement, qu’il n’y avait en Russie aucun lieu semblable à ce que l’on appelle en Europe occidentale des discothèques, c’est-à-dire des lieux destinés au divertissement, qui fonctionnent de 3 à 5 jours par semaine, dont l’entrée soit payante. Et puisque, avec la Perestroïka tous les interdits avaient été soudain levés, il ne restait plus qu’à trouver par relations un local, que ce soit un foyer de théâtre, un grand bureau, un abri anti-atomique, l’ancienne maison de la culture d’une usine etc, et à ouvrir un club (à l’entrée gratuite, bien entendu), pour les amis artistes, acteurs, poètes, dans lequel on puisse s’amuser « à l’occidentale ». C’est-à-dire qu’en plus de la piste de danse où l’on dansait sur les derniers tubes à la mode en occident, il y avait un bar où l’on vendait des consommations, et des sandwichs… Le bruit s’en est répandu comme une traînée de poudre par le bouche à oreille, et voilà qu’une foule de personnes qui n’avaient pas été invitées, faisaient la queue à l’entrée et étaient prêtes à s’étriper pour y pénétrer. Il ne restait qu’à faire payer l’entrée à ces intrus…et c’est ainsi qu’apparurent les discothèques à Moscou.

Dans les premiers temps, l’ambiance y était extrêmement joyeuse et créatrice, puisqu’on pouvait enfin écouter et danser librement sur les derniers hits de la pop anglo-américaine, musiques dites « bourgeoises » sous le communisme, qui prenaient une fraîcheur nouvelle avec le vent de liberté qui soufflait sur la Russie.

 

En effet, avant la pérestroïka, il était difficile, voire impossible, de se procurer les dernières nouveautés musicales, diffusées sur toutes les ondes de l’autre côté du rideau de fer. Ainsi, les disques et les enregistrements sur cassettes entraient en URSS dans les valises des privilégiés qui avaient la possibilité de voyager à l’étranger. Et paradoxalement, ce sont les enfants des diplomates, ceux dont les parents appartenaient à la nomenklatura soviétique, qui écoutaient et diffusaient dans leurs cercles de connaissances les dernières nouveautés de la pop et du rock anglo-saxons.

Jusqu’au début de la pérestroïka, quand on organisait à l’occasion d’un événement, des soirées dansantes, dans les restaurants, les salles des fêtes des écoles ou des palais de la jeunesse, il fallait auparavant soumettre la liste des morceaux musicaux qui allaient être diffusés à un comité de contrôle komsomol. Celui-ci vérifiait que la majorité des compositions musicales utilisées faisaient partie du répertoire soviétique (environ 70%), et que bien entendu les paroles n’allaient pas l’encontre de la ligne idéologique du parti, c’est-à-dire qu’elles devaient être aseptisées, joyeuses et pleines de bons sentiments; quant aux textes des chansons des groupes étrangers, ils étaient examinés à la loupe à partir d’une traduction mot à mot, et n’étaient autorisés d’écoute, que s’ils n’avaient trait ni au sexe, ni à la violence, ni à aucun autre vice de la société capitaliste occidentale qui auraient pu salir et contaminer les pures et sensibles oreilles des citoyens soviétiques… Ce qui n’empêchait pas les dits citoyens de s’enivrer de musique « interdite » aussi bien russe qu’étrangère ! Mais cela est une autre histoire !

Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, ce contrôle s’est peu à peu assoupli, et sont apparus des lieux dans lesquels étaient régulièrement organisées des soirées dansantes, où l’on s’éclatait sur les dernières nouveauté de la pop occidentale. Mais ce n’est qu’au début des années 90, avec l’ouverture officielle des frontières, l’apparition en Russie de radios libres étrangères (Radio Maximum, Europa plus, etc) qui diffusaient « en direct » tout ce que l’on écoutait à l’Ouest, que se produisit l’explosion de liberté, qui provoqua le climat d’euphorie dont je parle.

En même temps, la toute nouvelle musique techno faisait son entrée dans la jeune Russie, par l’intermédiaire de la Lituanie : des DJ de Riga venaient faire des sets à Saint-Pétersbourg qui s’appelait encore Leningrad, où des groupuscules d’artistes psychédéliques (Timour Nivikov, Africa, etc) se passionnèrent pour ce nouveau courant musical, qui n’avait rien à voir avec tout ce que l’on avait écouté jusqu’alors. Ils organisèrent les premières soirées techno (« raves »), qu’ils appelèrent « Gagarine Party », et les répétèrent ensuite à Moscou à plus grande échelle (voir p…).

 

Le premier club « techno » qui s’appelait « Ptioutch », mot dont personne n’a jamais compris la signification, était le plus grand repère de freaks et d’artistes jamais imaginé. On y dansait sur de la musique électronique, créée par des DJ le nez planté dans la console de leur ordinateur, phénomène jamais vu jusqu’alors. Le programme musical et culturel, y était un savant mélange d’avant-garde et de classicisme, de poésie et d’électro, de danse contemporaine et de défilés de mode, de performances extravagantes et de lectures de pièces de théâtre contemporain… Tout cela devant un public composé d’adolescents en rupture de banc et avides de toucher à tout, en particulier aux drogues de toutes sortes, d’artistes respectables et respectés, de journalistes, et d’hommes d’affaires sérieux, cherchant à oublier pour un temps leurs tristes affaires…

En marge de ces clubs à vocation artistique créés par des artistes, apparurent les clubs dit « kroutiyés », c’est-à-dire fréquentés par les nouveaux riches que l’on appelait « les nouveaux Russes », hommes d’affaires de fraîche date qui s’étaient enrichis rapidement, la plupart du temps de façon malhonnête, et venaient jouer les « pantis », c’est-à-dire frimer, montrer leur fric… Le scénario d’arrivée devant la boite, était réglé au quart de tour : Une Mercedes V 12 dernier modèle, freinait en crissant des pneus le plus fort possible devant la porte du club. Aussitôt, derrière elle, arrivait un fourgon noir, lui aussi de marque Mercedes, qui se garait en quinconce, dans un crissement étourdissant, et duquel se propulsaient 4 ou 5 gardes du corps, aux physiques d’armoires à glace, sur les épaules desquels, on avait jeté des costumes noirs cintrés, et au cous de taureaux desquels on avait tant bien que mal accroché une cravate noire, et dont les têtes de repris de justice auraient fait faire demi-tour à un champion de boxe s’il avait par malheur rencontré l’un d’eux au coin d’une rue sombre…Les gardes du corps se précipitaient le plus vite possible vers la porte de la voiture du « chef », tout en surveillant de tous les côtés pour parer à un éventuel danger, et avec un air de soumission absolue, les lèvres presque tremblantes, ils ouvraient la porte de sa voiture au « boss » et à ses amis, lesquels descendaient en souriant et prenant l’air le plus décontracté et insouciant possible, sous les yeux ahuris des contrôleurs de la discothèque, qui les faisaient aussitôt entrer sans rien leur demander. Ces oligarques en herbe avaient entre 25 et 40 ans, ils portaient obligatoirement des jeans avec marqué REACH en lettres dorées sur les fesses, un tee-shirt ou une chemise où était inscrit le plus visiblement possible D&G, des basquets Versace dernier modèle, ils étaient toujours accompagnés de beautés-mannequins aux jambes kilométriques en mini-jupes microscopiques, qui essayaient de marcher (et puis de danser) sur leurs talons aiguilles de 15 cm, tellement bien aiguisés qu’ils pouvaient transpercer les cœurs les plus endurcis.

Ces clubs à l’entrée gratuite, fonctionnaient « au bar », c’est-à-dire que des caméras spécialement placées au-dessus du bar, surveillaient si les consommateurs offraient à boire aux filles ou aux entraîneuses, et les clients étaient automatiquement classés en dépensiers et en économes.

Grâce à mes relations amicales avec le patron, qui avait des inclinations artistiques, et m’organisa quelques soirées poétiques pour le plaisir de ces dames, j’eus quelques temps l’occasion de profiter des moelleux divans rouges, sur lesquels se reposaient ces fées éphémères de la nuit épuisées par leurs talons, pour m’inspirer de l’atmosphère érotique du lieu, et danser parmi ces poupées de cire sur la piste en plexiglas transparente, éclairée de l’intérieur par des projecteurs multicolores, sur laquelle claquaient les talons des femelles ivres et endiablées, cependant qu’un saxophoniste d’Enfer improvisait ses mélodies envoûtantes au rythme d’un Funk flamboyant, en se déhanchant gracieusement parmi les danseuses électrisées.

Mais ce fut une joie de courte durée, car les consommations et l’accès à la conversation, au sourire, ou ne serait-ce qu’au regard amical des divinités locales, était trop cher pour moi (au propre et au figuré), et un contrôleur au visage de marbre, me barra bientôt le passage à l’entrée de la boîte, avec son « Vous avez la carte du club ? »

 

 

 

POÈTE DANS LA VILLE

 

C’est sur la piste de danse que j’écris le mieux, en dansant ou sous l’effet de la danse, que je comprends ce que je cherche, et que je trouve parfois le sens de ma Destinée !                                                            

Pourquoi les discothèques ?

Les barrières que dressent entre les hommes les codes et les tabous sociaux dans la vie quotidienne, y cessent pour un temps d’exister. L’alcool, le bruit,  la musique et la danse, y facilitent les rencontres et l’imprévu, et permettent l’intervention du hasard, ce dieu tout puissant des nuits de Moscou. La ville devient une mer sur laquelle on navigue, d’île en île, dont les phares sont les clubs, les bateaux des voitures…à la recherche de l’inconnu, d’une sirène, ou tout simplement de l’oubli d’une nuit d’ivresse… J’y dilate mon âme, saisis des regards, des sourires, des gestes, des baisers et des impressions, j’y suis moi et un autre, je me perds à travers ces paysages infinis de visages, pour ensuite me retrouver dans mon poème, les bras de ma sirène, j’existe à l’infini et démultiplié, j’y suis le Dieu de la nuit, et les yeux des femmes sont des étoiles entre lesquelles je navigue et me repose un instant dans ma quête, avant de mettre le cap sur d’autres horizons de plaisir et d’amour . « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… »

Puis c’est aussi cette éternelle imperfection de l’homme, qui a besoin de se trouver dans un milieu hostile, pour secouer par un acte de résistance, les facultés qui dorment en lui. La discothèque est une sorte d’Enfer urbain, c’est un lieu d’emprisonnement volontaire, dans lequel tout est à priori hostile : Il y fait trop chaud, on y étouffe, on y est à l’étroit serrés comme dans le métro aux heures de pointe, la fumée démange les yeux et imprègne les vêtements, la musique à fond fait exploser les tympans, on s’y fait bousculer, écraser les pieds, insulter parfois, et pourtant je m’y sens plus libre…

Paradoxe de l’homme qui dans la foule trouve son isolement…la solitude indispensable à la création.

 

« Il n’est pas donné à tout le monde de prendre un bain de foule : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépends du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée dans son berceau a insufflé le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » (Charles Baudelaire. Les foules)

 

Moscou la nuit, c’est avant tout pour moi la Cité des femmes, le royaume du féminin, de l’ombre douce, de l’énergie féminine.

« Je chante le corps électrique », disait Walt Whitman.

Lorsque après avoir passé une nuit à danser et étreindre des corps de flammes, de femmes, je sors à la lumière du jour, je comprends mieux pourquoi celle-ci est indispensable à la vie, je comprends mieux ce qui me lie à la terre, au présent, au passé, à celle qui est mon avenir, pour une nuit ou pour toute la vie, je comprends mieux la destinée de l’Homme qui est sur la terre pour y créer, manger, boire, aimer, procréer, et surtout

 

 

 

VIVRE DANS L’INSTANT

 

Et j’essayais d’expliquer le mystère de ces rencontres et de ces lois qui nous régissent, lorsque dans la ville qui dort sous le ciel étoilé, semblables aux comètes filant dans la nuit noire, sous les lunes de verre des réverbères, on traverse le couloir noir qui mène à la piste de danse de la discothèque :

Ni l’Homme primitif dans sa tribu perdue au milieu de la brousse, ni le citadin dans l’océan des voitures, ni le marin seul au milieu de l’océan, ou l’alpiniste contemplant les vagues qu’a plissées Dieu en soulevant les montagnes jusqu’au zénith, ni l’Homme devant la Création au premier jour quand Adam ouvrit ses yeux de nouveau né, ne se sentira plus libre que moi dans une discothèque. Aspiré par les rythmes horizontaux puis verticaux, la danse emportant les sens, et ce bruit à faire trembler une montagne, je pense à la mer, au soleil, et à la forêt où ma tribu primitive chassait, pêchait et se reproduisait…

 

Et je vois s’ériger un temple de Mélancolie

Dans tes yeux mélodies l’étoile de ma vie

J’élis cette fillette aux yeux fous cheveux flous

Pour une seule nuit, une minute, une seconde

Reine de l’avenir j’oublie le monde entier

 

   

                           ***

 

Ma vie n’est que le saut périlleux

Dans le gouffre

De l’équilibriste chantant

Sur le rayon d’un astre chutant

A travers l’ombre

Des tours de rêves de lumière

Rayant

De l’éclair d’une comète

Le silence de la nuit

 

 

                           ***

 

LA LUNE

                  Comme un couperet de guillotine

                         P

                            E

                               N

                                   D

                     Dans le ciel

                Où la Voie Lactée se demande

          Qui

                   p

                        E

                             N

                                 DRA-T-ON

                                          ce soir

                                          A                

                                          U

 

                                          G

                                           I

                                           B

                                           E

                                           T

                                    de la nuit ?    

        

                                  ET  crie

                                                D

                                                    A

                                                         N

                                                              S

                                                                  le silence

                                                                                    D’

                                                                                          O

                                                                                                R

                       CES                                  CES                

                      MOTS                          PAROLES

                            D                                     D’                       

                               E                                       A                            

                                    M                                    M                             

                                        O                                      O                              

                                            R                                       U                              

                                                T                                       R                                  

                                                      !                                        !

 

 

Sur le fil ténu de la vie

                          JE MARCHE

 

             Autour de moi

                         les précipices

                                          béants

        Ouvrent leurs gueules sombres

 

    Vers Phèbe

                          S u r  u n  r a y o n

                                       J

                                       E

 

                                      M

                                      A

                                      R

                                      C

                                      H

                                      E 

    

                             dans l’Espace

 

 

 

Ce que recouvre le mot Mort

C’est la solitude et l’absence

Rencontre de syllabes d’or

Au cœur de l’oreille et des sens

 

 

 

                             ***

 

Tout est vivant ! Est-ce bien vrai ? Est-ce réel ?

Tout est si près de la réalité sans y toucher

Tout est plus vrai chante par elle

Chante pour elle

Pour elle la plus belle celle de l’Eté

La plus belle clarté par tous les chants chantée

La Belle devinée au cœur de l’Univers

O tourne Vérité du monde universel

Mon univers c’est elle

 

Tout est vivant Tout vit en elle la villanelle

La ville en elle a son principe de vitesse

Tout est présent

Tout a cent ans

Tout a mille ans

Mélomane des vies nouvelles

Tout vit en elle et le présent est ritournelle

Au retour d’elle au détour d’une rue elle cesse

De m’entendre dans une ruelle qui l’intéresse

Ouverte au vent de l’aventure qui vit en elle

Et soulevant sa jupe elle m’ouvre

Au plus présent O si vivante

             – L’universel

 

 

                                                    ***

 

Depuis que je vis à Moscou, beaucoup de clubs et de cafés pour tous les goûts et publics ont ouvert puis fermé, et même si aujourd’hui cela ne représente plus un phénomène exceptionnel, car il en existe plusieurs centaines, cette atmosphère particulière de délire sans limite ni retenue, ce goût de l’absolu persistent.

 

Moscou ne dort pas la nuit. La vie nocturne y est l’une des plus actives, des plus captivantes, des plus diverses et des plus intenses, parmi les capitales du monde entier. Tout y reste ouvert, supermarchés, magasins, bars, restaurants, clubs, même pendant la semaine. Durant le week-end il y a de véritables bouchons à 4 heures du matin dans les quartiers chauds. La jeunesse estudiantine argentée et désargentée dépense son énergie dans les discothèques, et jette l’argent par la fenêtre.

 

Pour vivre et savoir, écrire et peindre, j’ai besoin de capter cette énergie folle, dont je me nourris pour créer.

 

Et je continue aujourd’hui à partir à l’aventure dans la nuit moscovite, les poches pleines de carnets à remplir de poèmes, à la recherche de l’inspiration et de rencontres d’inconnues et de l’inconnu…Parfois, je reste en retrait, je note mes impressions à la manière d’un peintre impressionniste, réaliste, ou abstrait, m’employant à relater un spectacle insolite.

 

J’ai vécu plusieurs vies depuis que je suis à Moscou, j’ai retrouvé aux sources de l’amour, le lyrisme, le Futurisme, la Révolution dans mes performances d’artiste, et sa négation au cœur même de l’art. J’ai rêvé, revécu le surréalisme. J’ai retrouvé Paris à Moscou, le Paris de mes rêves, le Paris des peintres, le Paris littéraire, ce Paris inconnu que je n’avais rencontré que dans les livres, est devenu pour moi une réalité vécue.

DISCOTHÈQUES
POÈTE DANS LA VILLE
VIVRE DANS L’INSTANT

2ème PARTIE

 

 

À QUOI BON PUBLIER ?

 

En même temps que je m’inspirais, pour écrire, de l’atmosphère ambiante des cafés, des clubs, de la nuit, de la ville, j’étais littéralement obnubilé par l’idée que je devais monter mes poèmes en performances. Je considérais que c’était le seul moyen possible de communiquer ma poésie. « A quoi bon publier », pensais-je « pour que le livre aille moisir sur l’étagère d’une librairie, au fond d’un magasin, où au mieux il tiendra un mois, avant de partir inévitablement à la poubelle, à la cave ou en réserve…à quoi bon tout cela, faire tant d’efforts, se démener, réaliser des maquettes, corriger des dizaines d’épreuves, passer des jours chez l’imprimeur, espérer, corriger, améliorer, ajouter, supprimer, relire, biffer, pour publier un livre que personne ou presque ne lira, donner naissance à un enfant abandonné d’avance…Je ne veux pas ressembler à ces écrivains qui vous courent après, ne font que se vanter, et n’ont à la bouche que « mon livre, mon dernier livre, mon prochain livre. Vous l’avez lu ? Ça vous a plu ? », et je me défie de ces poètes qui vous assaillent, vous fourrent leur livre dans les mains, et vous balancent une dédicace dithyrambique, dont vous vous seriez fort bien passé, vantant vos qualités de lecteur averti, et les leurs d’écrivain confirmé. Issu moi-même d’un milieu intellectuel, j’ai tellement pris en aversion la vanité incommensurable de ces écrivains susceptibles qui se glorifient sans cesse du nom de leurs éditeurs, de la liste de leurs livres publiés, et se gargarisent à l’infini de leur talent, voire de leur génie, que j’ai conçu une haine indéfectible pour l’aspect éditorial de la littérature. Je pensais « le livre c’est moi, je dois donc moi-même donner à voir et à entendre, présenter moi-même en chair et en os mes poèmes ».

Et ce sont justement les cafés et les clubs artistiques moscovites, qui servirent de scènes à mes premières performances poétiques.

 

 

 

DE LA TRADUCTION AUX PERFORMANCES DÉCLAMATOIRES

 

Mais avant tout il fallait résoudre le problème de la traduction poétique, car pour être comprises et appréciées, ces performances devaient être bilingues, et je parlais mal le russe à l’époque. Ainsi, me souvenant des cours que j’avais suivis, d’une oreille distraite, pendant 7 ans au lycée Henri IV, où mes parents m’avaient fait prendre le russe en 1ère langue, pour des raisons difficiles à élucider, je me suis consacré de toute mon âme à l’apprentissage de cette langue infernale. Heureusement, mon cher professeur de lycée m’avait inculqué l’art de décliner, c’est-à-dire qu’il n’interrogeait ses élèves, que sur les déclinaisons des mots difficiles et les exceptions grammaticales, ce qui fait que sachant à peine m’exprimer je pouvais envoyer en pleine face à mon interlocuteur russe, un de ces accusatifs, instrumentaux ou génitifs pluriels irréguliers, dont il se serait souvenu toute sa vie. Mais mis à part les exceptions grammaticales et les grands écrivains russes, dont j’avais traduit quelques extraits à grands renforts de dictionnaires et d’antisèches, ma connaissance de la langue russe, surtout orale, demeurait très superficielle.

Poussé par le vaniteux désir de dire ma poésie aux belles auditrices russes, et de leur faire apprécier mon talent, je ne quittais plus mon « David et Goliath », surnom que je donnais à la méthode des professeurs Davydoff et Poliat qui était devenue mon livre de chevet. Et même au lit avec une fille, j’étais intarissable sur la signification et les acceptions de tels ou tels mots, dans tels ou tels contextes… Pour arriver à maîtriser la langue poétique russe, je devais acquérir une connaissance suffisante de la poésie, et des poètes russes, que je lisais du matin au soir, toujours muni du même petit dictionnaire bleu et blanc, que je conserve encore aujourd’hui, en souvenir de mon Golgotha. Ainsi, ô joie, ô surprise, après des mois d’effort, je finis par m’exprimer correctement en russe, et ma langue fut qualifiée d’élevée, de littéraire, par mes belles amazones : on me complimentait sur l’emploi des mots inusités et des termes vieillis, mais non vieillots, élégants et disparus, mais poétiques, que j’employais dans les conversations les plus banales. Ainsi pour dire : vous avez un beau front, de beaux yeux, de belles lèvres, ou de belles joues roses, j’employais les termes poétiques, «очи», «чело», «уста», «ланиты», tirés de la poésie de Pouchkine et de Lermontov, et des poètes du siècle d’or, ce qui faisait rougir de plaisir mes auditrices, qui se voyaient comparées par un poète français, aux muses des plus grands poètes russes…Il ne faut pas oublier que le lexique des poètes russes du début du XIXème siècle était très inspiré du français, car ils étaient tous issus de l’aristocratie, et  leur langue maternelle avant le russe, était le français. Ainsi, ils traduisaient en russe des tournures, des formes, des expressions imitées des poètes français du XVIIIème,  et du début du XIXème siècles.

Donc, je baragouinais avec un très fort accent français, au milieu d’une conversation, quelque chose comme « votre éminence » pour dire votre front, et vos « pubescentes pommettes » pour dire vos joues roses…

Par ailleurs, durant la Pérestroïka, il était de bon ton d’effacer de son langage et de ses pensées, toute référence au communisme, au prolétariat, à la langue et à la culture populaires en ayant découlé, on prônait un étrange retour à l’Ancien Régime, et tout ce qui avait eu lieu avant la Révolution était tout d’un coup devenu digne d’estime, enjolivé et idéalisé, on réécrivait une nouvelle fois l’histoire de la Russie. Dans ce contexte, mon insolite patchwork, de mots et d’expressions idiomatiques tirés de la poésie russe du XIXème siècle, incorporé au langage quotidien, rencontrait un succès fou et favorisait mes conquêtes féminines. Cela mettait dans une rage indescriptible mes rivaux, les poètes russes, qui se lançaient dans d’interminables improvisations en argot poétique censuré pour émoustiller ces demoiselles …

Ma prose russe colorée, ressemblait à peu près à cela :

« Votre zéphyr caresse mon cœur,

Et l’espoir coule du zénith de votre prunelle d’Azur

Vers le rosé de votre pommette idéale…

Auprès de votre postérieur, mon cœur se décompose,

Et le parfum de votre ardeur rend mon âme impuissante – et meurt ! »

Ce n’est pas par hasard que je fus remarqué par les poètes de « l’Ordre des Maniéristes Courtois », très en vogue, qui me proposèrent de me joindre à leur groupe. Ces poètes rassemblaient à travers l’histoire de la poésie russe, tous les textes d’inspiration galante, voire grivoise, et si l’on connaît l’influence du XVIIIème siècle français, que je viens d‘évoquer, sur la poésie russe, on comprendra que mes tournures de galanterie involontairement comiques et baroques, aient pu les séduire. Les Maniéristes Courtois organisaient des performances théâtralisées et costumées façon XVIIIème siècle, au cours desquelles ils déclamaient de manière enjouée leurs pastiches des poètes des siècles précédents, toujours centrés sur l’unique et même sujet de la séduction, et de la possession sexuelles. Ils éditèrent, entre autre, une anthologie de la poésie russe galante, intitulée «  Le livre rouge de la marquise », dont le titre évocateur résume bien les contradictions et la bizarrerie de cette période chaotique, et de leur démarche. Lorsqu’ils me proposèrent de collaborer, je déclinai leur offre, rebuté par la répétition d’un poème à l’autre de cette unique thématique, très souvent teintée de grossièreté, et l’image vulgaire qu’ils m’auraient renvoyée de moi-même.

Au bout de deux ans d’efforts assidus, je finis par maîtriser la langue russe, par pouvoir m’exprimer aussi bien sur des sujets simples que complexes, et je me mis en devoir de traduire ma poésie, pour en exprimer le suc et la quintessence.

Pour conquérir les auditoires, je mis au point une technique de déclamation inspirée de celle des poètes russes que je fréquentais, et des futuristes russes du début du XXème siècle, dont je me représentais la manière d’après des livres et des enregistrements.

 

Durant la période socialiste qui venait à peine de finir, on ne respirait, ne pensait, ou n’exprimait des pensées personnelles et profondes, que par l’intermédiaire de la poésie. 

« Un poète en Russie est plus qu’un poète », a écrit Evguéni Evtouchenko, poète de la génération des années 60, qui rassemblait des stades entiers à ses déclamations poétiques, avec ses collègues Guénadi Rojdestvienski et Andreï Voznessienski. Le public y vibrait, suspendu aux lèvres des poètes et aux rythmes et aux rimes, comme à un pont enjambant la rivière du sens, qui emportait parfois l’une de ses piles…C’était alors des cataractes de lumière, des tourbillons de vers, qui entraînaient les spectateurs envoûtés, dans les gouffres sans fond, sur les vagues de la musicalité poétique. En Russie, la poésie a toujours été proche de la musique, elle doit être rimée, ne serait-ce que par assonances, et sa mélodie a autant d’importance (et parfois plus) que le sens. Cette distinction arbitraire que l’on fait en France entre la poésie rimée et musicale, qualifiée à la va-vite de « passéiste », et la poésie contemporaine absolument illisible et imprononçable, n’existe pas en Russie. Le poète contemporain français contemple, sur le promontoire de sa modernité, l’océan des lettres du passé, et croit avoir le droit, au nom du progrès et de l’évolution littéraires, de tirer un trait sur tout ce qui a été fait, pour y imprimer le cachet de son ego, oubliant tout de même qu’il y a des lecteurs qui ne le comprennent pas, que la poésie ne s’écrit pas que pour des initiés, que la poésie n’est pas un jeu, qu’il faut risquer sa vie, mettre en jeu son destin, s’engager, pour écrire le moindre poème, que la poésie est faite pour être dite, déclamée, chantée, qu’elle a toujours été l’intermédiaire entre la musique de la langue et le sens caché du mot, de même que la couleur révèle la forme sinueuse des lettres par lesquelles s’exprime l’implicite d’une pensée, gravée dans le métal du silence, et imprimée sur la feuille blanche du futur livre de la vie. C’est pourquoi on aime en Russie se réunir, pour écouter la musique de la langue, se laisser bercer, emporter, renverser, par la douceur d’une sonorité, la mélodie des rimes et des assonances, ou les ruptures rythmiques, auxquelles la signification vient ajouter un plaisir suprême. Le sens naît de la musique et non l’inverse, comme le proclament les tristes et ennuyeux poètes contemporains, du monotone pays de Descartes.

Depuis que les réformateurs du vers russe, Lomonossov et Trédiakovski, ont adopté un système syllabo-tonique imité du grec ancien, c’est-à-dire que la poésie russe est soumise aux règles d’alternances de l’accent tonique, elle n’a cessé de se démarquer de la poésie française, dont elle était le disciple. Ce n’est pas un hasard si Verlaine, qui a défini son « Art poétique » par « de la musique avant toute chose », est considéré par les connaisseurs comme « le plus russe des poètes français ».

Ayant traduit moi-même mes poèmes, j’entrepris donc de partir à la conquête des auditoires moscovites.

Partie 2 A quoi bon publier
DE LA TRADUCTION AUX PERFORMANCES DÉCLAMATOIRES

MA PREMIÈRE DÉCLAMATION POÉTIQUE

 

Ma première grande performance déclamatoire eut lieu à la Bibliothèque d’Etat Lénine. C’était en octobre 1993, juste après le putsch à cause duquel la soirée avait failli être annulée. Mais comme l’armée avait capturé les mutins qui occupaient la Maison Blanche en la prenant d’assaut, et fait échouer le coup d’Etat, on put organiser la représentation à la date prévue. D’ailleurs, les premières pages des journaux, durant ces journées décisives, étaient plus préoccupées par le concert que Michael Jakson donnerait à Moscou, dont c’était la première tournée en Russie… Miroirs d’une nation désabusée, qui se désintéressait de la vie politique, fatiguée par les mensonges présidentiels, et les 70 ans d’utopie communiste passés derrière le rideau de fer.

Mon conseiller en poésie, le poète et critique littéraire Constantin Kédrov et moi, nous avons invité tous les poètes moscovites sans distinction d’écoles, à lire leurs poèmes autour du thème « Paris-Moscou ». La manifestation était organisée dans le cadre de « la fureur de lire », par l’Ambassade de France et le Centre Culturel Français, ce qui garantissait des honoraires stimulants, et obligeait les écrivains à faire abstraction de leurs querelles d’écoles. Cependant, durant la période préparatoire, lorsque je recherchais les poètes, de préférence connus, qui devaient participer à la soirée, je me heurtais souvent à des réactions insolites de ce type : « Qui y aura-t-il d’autre ? Si celui-là vient, alors il est hors de question que j’y aille ! ». Mais, bon an mal an, je parvins à rassembler une quantité de célébrités suffisante pour que les affiches, que nous avions nous-mêmes collées sur les placards des universités, et même dans la rue, attirent à cette manifestation gratuite et prestigieuse, plus de 600 personnes, qui étaient prêtes à se battre pour entrer. Constantin Kédrov présentait en russe les poètes, qui lisaient chacun un ou deux poèmes, et quand mon tour arriva, je fus salué par un tonnerre d’applaudissements et de bravos. C’était ma première prestation sur une scène de cette dimension, dans une salle aussi vaste, et devant un public aussi nombreux. J’étais un peu intimidé, et je craignais que ma poésie écrite en français, ne fût pas comprise par la foule russophone, même si l’excentrique poète-conceptualiste Dimitri Alexandrovitch Prigov, en lisait la traduction. Je pris en main le micro qui était posé sur la table, et me lançai dans une déclamation tonitruante de toute la puissance de ma voix… Puis, ayant remarqué des grésillements dans les haut-parleurs, je me débarrassai du micro. Ce geste anodin déclencha un tonnerre de rires et d’applaudissements. Encouragé par cette réaction favorable du public, je continuai à déclamer, et j’arpentai, en gesticulant des deux mains, l’immense scène de la  pompeuse salle de spectacle aux colonnades de marbre rose de la Bibliothèque Lénine, cependant que Dimitri Alexandrovitch Prigov lisait, à la manière d’un automate, avec une nuance d’ironie dans la voix, me semblait-il, ma traduction en russe du « Chant du Cosmos ». J’étais dans un tel état d’euphorie, aveuglé par le brouillard de mots et d’images dans lequel j’avais plongé, comme un plongeur tahitien au fond d’un gouffre à la recherche d’une perle noire, juché sur les cimes inaccessible du Mont Poésie, et le promontoire d’un rêve dominé par l’éclat d’Hécate (la Lune) qui lançait des sortilèges sur l’océan des visages, que lorsque la salle entière se leva pour applaudir mon poème, et crier « Bravo, Bruno ! », je ne comprenais plus, ni où j’étais, ni qui j’étais, ni pourquoi on m’ovationnait ainsi. Kédrov s’approcha, et me dit : « Très bien, c’est un succès». Mais je doutais de ses paroles, j’étais dans un état proche de la transe, et malgré l’exaltation réelle de la foule, je continuais à penser que Kédrov me flattait, que Prigov avait mal lu ma traduction, et que le public était dans l’erreur ou me trompait. Lorsque je rentrai dans ma loge, quelle ne fut pas ma surprise quand on m’annonça qu’une foule d’admirateurs faisait la queue devant la porte, et attendait qu’on donne l’autorisation de l’ouvrir, pour obtenir mes autographes. Je ne comprenais rien à ces sourires, à cette chaleur, avec laquelle de charmantes jeunes filles, des gentilles grand-mères, étudiants, professeurs ou simples spectateurs, curieux et ravis d’avoir assisté au phénomène du poète français « qui déclamait sa poésie comme Maïakovski », me demandaient des autographes. Tout en signant les programmes, que des grappes de mains me tendaient, inscrivant au-dessus de ma signature les noms et les prénoms des solliciteurs, je continuais à penser en mon for intérieur : « Non, ce n’est pas ça, ils se trompent. Ils n’ont rien compris. Ce n’est pas comme ça qu’il fallait lire. C’est une erreur. Ce n’est pas à moi qu’ils s’adressent ! ».

La semaine suivante, Kédrov, qui travaillait comme rédacteur à « Emigratsia » un supplément au grand quotidien «Izvestia », publia dans la rubrique des événements littéraires, l’article suivant : «  Le jeune poète français Bruno Niver, est venu de Paris à Moscou, ni pour un jour ou deux, ni pour un mois, mais pour très longtemps. Il écrit des poèmes en français et en russe, et se traduit lui-même en russe. Bruno fait aujourd’hui pleinement partie du panorama poétique moscovite. Récemment, à son initiative, a été organisée la soirée poétique « Moscou-Paris », à la Bibliothèque Nationale de Russie, anciennement Bibliothèque Lénine et Roumiantsev. Nous nous sommes efforcés, Bruno et moi, de représenter le mieux possible les différentes écoles poétiques de Moscou. A cette soirée ont pris part….

Bruno a déclamé son poème cosmique « Le Chant du Cosmos » en français, et sa traduction a été lue par …le lauréat du prix Pouchkine International de poésie. Malgré la présence des célébrités poétiques, c’est Bruno qui a obtenu le plus grand succès. Sa poésie a été saluée par un tonnerre d’applaudissements enthousiastes. Après sa prestation, Bruno a été assiégé par une foule d’admirateurs qui lui demandaient des autographes, et n’a pu quitter la salle que tard dans la soirée.

Ce qui personnellement me séduit dans cette poésie, c’est son aspect comique, sa dévotion à la beauté, sa clarté métaphorique, et sa fidélité aux meilleures traditions poétiques françaises. Les tempêtes sociales passent. Demeurent la beauté et la poésie. » « Emigratsia N 42 », (Novembre 1993)

                                                                                             

Ce n’est que beaucoup plus tard, que je m’expliquais la raison de ce sentiment de doute permanent, de ce que je définissais comme un dédoublement de personnalité.

A l’issue des multiples déclamations que je fis par la suite, dans les rares cafés littéraires du centre de Moscou, toujours accompagné d’une belle actrice qui lisait la traduction, j’étais souvent complimenté par ces louanges paradoxales : « C’est très bien en français. Ne lisez pas la traduction. On n’a pas besoin de comprendre ! » Pour un esprit cartésien français comme le mien, cela équivalait à une subtile moquerie. Mais je finis un jour par réaliser qu’il ne s’agissait là, ni d’une critique du sens de mes poèmes, ni d’une raillerie ironique, mais que cela voulait dire tout simplement, que l’oreille russe était différente de l’oreille française, qu’elle était plus sensible à la musique qu’au signifié, qu’elle raffolait de musique, encore de musique, et toujours de musique !

 

Au fil du temps je devins progressivement poète russe, autant préoccupé de musicalité que de signification, toujours à la recherche de nouvelles formes d’expression de ma poésie, qu’il s’agisse de déclamations ou de performances poétiques, de l’emploi de musiciens, ou de danseurs contemporains, ou de collaboration avec des couturiers d’avant-garde, à la recherche de nouveaux moyens d’expression, qui me permissent de communiquer autrement l’essence de ma poésie.

Cependant, mes relations avec les représentants des différents groupes poétiques, que j’avais réussi à fédérer autour du drapeau bleu blanc rouge et de la devise française Liberté-Egalité-Fraternité, se détériorèrent très rapidement…Tout d’abord, j’étais trop voyant, et ma manière extravagante et théâtrale de déclamer, sans compter l’a priori favorable du public vis à vis du poète français qui s’exprimait dans la langue musicale de l’amour et de la Révolution française, rangea mes amis d’hier, en alliance anti-française, dont le peloton d’exécution armé de tromblons à balles de médisances, me mitraillait en silence, lors de chacune de mes prestations. Et petit à petit, je boudais ce milieu de rimailleurs mesquins, ces petites intrigues de cénacles et de salons littéraires, où chacun lisait ses vers en se regardant dans le miroir de l’autre, du public, pour voir si il avait plu, puis se hâtait de vous fourrer un exemplaire de son dernier livre, ornant la première page d’une dédicace élogieuse et obligatoire, signée de son auguste main…

C’est ainsi que je me tournais vers un auditoire plus jeune, plus audacieux, plus vivant,et orienté vers le futur, un auditoire qui se réunissait dans les nouveaux endroits, les clubs et les discothèques d’avant-garde, loin des cénacles, un public qui représentait selon moi l’avenir artistique de la Russie, autant que le mien.

 

 

 

LE CHANT DU COSMOS

 

 En 1993, j’ai publié dans le journal « Digraphe », l’article « Moscou dans le coup » consacré aux nouvelles raves moscovites : « Chaque année, depuis 1989, le jour de l’anniversaire de Youri Gagarine, le premier cosmonaute soviétique, a lieu la « Gagarine Party », fête de la « techno-dance », appelée en ce pays « musique cosmique ».

Dans le pavillon du « Cosmos » de l’immense Parc des Expositions des Réalisations du Socialisme(VDNKH), haut lieu de recueillement et de gloire soviétiques, parmi les satellites, les reliques de fusées, les capsules spatiales Apollo-Soyouz et Spoutniks, les combinaisons argentées des cosmonautes, caméras, tubes, et autres engins destinés à l’exploration de l’univers, au-dessus desquelles irradie le sourire de Gagarine dans son scaphandre, se promène la foule bigarrée et délirante du Moscou d’avant-garde. Une nymphe de l’espace, portant des bottes argentées incrustées d’étoiles, vêtue d’une mini-jupe d’écailles verte et fluorescente, coiffée d’un chignon jaune comme une queue de comète, et armée de faux cils (non de faucilles), me demande de la faire entrer. Nous forçons l’entrée… car payer l’entrée, à Moscou, signifie que l’on n’est pas dans le coup…

Dans l’immense pavillon où la musique est assourdissante, je distingue, travers l’épais nuage de fumée du tabac et des drogues diverses, les ailes argentées du satellite Apollo-Soyouz III. Tout au bout de la salle, se démène comme une bête sauvage effectuant de gigantesques bonds autour de son synthétiseur, le chanteur du groupe « Acid house », monté sur la base de lancement des fusées transformée en podium improvisé. Il pousse des hurlements gutturaux de monstre céleste, qui tétanisent la foule envoûtée.

Voici ce qu’a écrit sur la « Gagarine Party » le critique musical Artiémy Troïtski, auteur de nombreux livres et articles sur le rock et les mouvements de la jeunesse en Russie :

« Ce sont les mêmes personnes qui avaient organisé des mini-raves au planétarium de Saint-Pétersbourg, qui organisèrent en novembre 1991 la « Gagarine Party » au pavillon du « Cosmos » du Parc des Expositions des Réalisations du Socialisme (VDNKH). Je m’occupais de la propagande et de mener l’agitation autour de l’événement. A l’époque, j’étais le rédacteur en chef des programmes musicaux de la Télévision Russe, et je pus ainsi annoncer l’événement aux téléspectateurs. J’eus même le toupet d’apparaître en direct sur les écrans la veille de la soirée et de dire : « Les copains, allez tous au VDNKH au pavillon du « Cosmos », ça va être super ! » Il est impossible de s’imaginer aujourd’hui une telle liberté, surtout sur une chaine d’Etat,  et cela pour toutes sortes de raisons. Mais à l’époque c’était possible, la direction s’en moquait complètement, et je faisais ce que je voulais.

Il faut dire que la « Gagarine Party » a été un événement historique qui a marqué l’époque. Il n’y a jamais rien eu de semblable, ni avant, ni après. Une telle sensation de nouveauté, de liberté, de découvrir une nouvelle réalité, n’a jamais été éprouvée nulle part ailleurs. C’était la découverte d’une musique et d’un univers complètement nouveaux. Car notre panorama musical de l’époque, oscillait entre le rock russe, d’une part, et les variétés, d’autre part. Mais surtout la grande nouveauté qu’introduisait cette musique électronique, c’est qu’elle véhiculait une conception hédoniste de la vie. Les raves représentaient une alternative hédonisto- psychédélique au discours intello social du rock et aux paillettes des variétés. Leur aspect psychédélique fondamental était essentiellement lié à la consommation d’extasy.

Cette nouvelle culture a rapidement conquis la bohème littéraire et artistique. La partie la plus jeune de celle-ci. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle je m’y suis intéressé. Les raves ont divisé radicalement les générations. Les plus jeunes s’y sont investis à fond, alors que les artistes des générations antérieures l’ont complètement rejetée. Autour de moi tournaient des jeunes aux cheveux très courts, beaucoup de gens très bizarres.

Il y a eu beaucoup de monde à la « Gagarine Party », au moins 1000 personnes. C’était un public très composite. Beaucoup d’artistes, de peintres, de musiciens, énormément d’étrangers, et des moscovites sans signes distinctifs qui avaient vu mon annonce à la télé. Les DJ était de Moscou et de Saint-Pétersbourg…Il y en avait aussi un français, dont j’ai oublié le nom.

On a montré par la suite, à la Télévision Russe, les images de cette folle soirée, avec tous ces cinglés. Ça a été très joyeux ! »

                                                                                                     

Selon moi, cette fête à laquelle j’ai activement participé, opérait la jointure entre le Futurisme russe et la musique occidentale, fraîchement importée et récemment autorisée, et  affirmait la prépondérance de l’art sur la politique, car du point de vue idéologique, la « Gagarine Party » désacralisait la conquête de l’Espace, qui était l’un des principaux symbole de la puissance soviétique. Une autre « Gagarine Party » eut lieu au Planétarium de Moscou. On y dansait parmi les télescopes et les globes terrestres et célestes, sous la voûte reconstituée d’un ciel constellé, en sirotant des cocktails cosmiques multicolores, que distribuaient en esquissant de vagues et mystérieux sourires, des hôtesses en costumes d’extra-terrestres. Inspiré par cette atmosphère de Liberté absolue, emporté dans la folle quête d’aventures, l’ivresse psychédélique d’une génération avide d’inconnu, qui était prête à tout pour oublier le passé et sautait sans filet dans le précipice du Futur, je fis dans une cabine téléphonique la connaissance de « La Fille des Etoiles », dont les baisers célestes m’entraînèrent dans les gouffres sans fond des tourbillons de la musique cosmique. Puis revenu à Paris, j’entrai en communication avec le spoutnik de ses lèvres…

Il va sans dire que j’identifiais mon Destin à celui de la Russie, et que ma quête d’absolu avait trouvé son répondant, et pouvait s’incarner, me semblait-il, dans ce pays qui bazardait son passé, dans cette ville en extase de Liberté, tournée vers le Futur, où la Liberté, l’Amour, la Poésie, l’Erotisme, le Cosmos, étaient liés en une seule ivresse d’Avenir, embrasés dans une étreinte de plaisir universel.

Je quittai donc définitivement Paris, pour aller m’installer à Moscou, où je devais vivre la poésie au présent, participer à l’édification de l’avenir, où je pourrai créer des performances et témoigner par mes poèmes de ce que je verrai, de ce que j’entendrai, de ce que je sentirai, de ce qui m’entourerait, des atmosphères, des lieux, des comportements, des mouvements, des changements, des étrangetés même de cette ville en perpétuelle évolution, et qui sait, peut-être, influer sur l’avenir de ce pays en reconstruction, dans lequel les traditions ancestrales, les classes sociales et la religion avaient volé en éclat avec la Révolution, et où l’histoire n’existait plus, au moment où j’y arriverais…Alors que dans la vieille Europe, tout avait déjà été joué depuis longtemps par d’autres que je ne connaissais pas, et que je ne connaîtrais jamais, que je ne verrais jamais, mais qui me toisaient, invisibles, ironiques, insolents, protégés et cachés derrière le haut paravent de l’indestructible carcan des lois, des institutions, de la religion, de la morale et de la tradition, qui paralysaient mes gestes et mes pensées, et je ne distinguais que les yeux globuleux d’un Avenir terne et ennuyeux qui me fixaient à travers les épaisses lunettes aux verres égratignés du présent flou et impalpable.

 

Revenu en Russie, j’écrivis les poèmes du « Chant du Cosmos » :              

De même que les noms des constellations sont l’expression des mythes des différentes civilisations, qui traduisent la vision et la relation des mondes terrestres et célestes, je cherchai à créer une mythologie moderne, qui coulerait dans un même creuset, les contes et les imaginaires qui en découlent, afin d’inventer une poésie nouvelle, dont les images universelles seraient immédiatement accessibles, et intuitivement comprises par tous. Cette enfilade d’images devait être composée comme une partition musicale, de couleurs, de symboles et de sonorités, agencés selon une logique intuitive, dont l’objectif était de communiquer ma vision universelle du Monde et de l’Espace, du microcosme au macrocosme. Ainsi, j’avais pour ambition de jeter un pont entre le passé et le présent, reprenant à mon compte la révolte poétique de Rimbaud, l’homme aux semelles de vent qui colora les voyelles, et celle des surréalistes, qui puisaient leurs images dans l’inconscient pour transfigurer la réalité et transformer la société, mais surtout l’esprit frondeur des futuristes révolutionnaires russes, résumé dans ces vers de Maïakovski :

« Assez marchés, Futuristes, faisons un saut dans le Futur ! »,

qui reprenaient eux-mêmes les bravades des futuristes italiens ayant affirmé dans leur manifeste:

« Sur la cime du monde, nous lançons le défi aux étoiles ! »

Je voulais effacer de l’imaginaire poétique collectif les tragédies du XXème siècle, qui découlèrent du fanatisme destructeur des générations auxquelles appartinrent les Futuristes, aussi bien russes qu’italiens, et n’en conserver que la quintessence, l’esprit de révolte, qui prônait la collision d’images incongrues, pour transformer la réalité.

Dans un syncrétisme particulier, j’alliai ces expériences poétiques et littéraires aux théories du « cosmisme russe », mouvement artistique et scientifique des XIXème et XXème siècle, qui avait élaboré la doctrine du déterminisme cosmique, selon laquelle nous existions éternellement parmi les astres dans l’espace, dont l’ordre immuable, supposant la négation du temps, déterminait l’histoire de l’Humanité. 

 

La première déclamation-performance du « Chant du Cosmos » eut lieu dans le club d’avant-garde Ptioutch, l’unique endroit de la ville où l’on dansait sur la musique « techno-cosmique », qui avait suscité la naissance de l’œuvre. Le poème, qui était conçu comme partition musicale, mettant couleurs, symboles et  sonorités en correspondance, était destiné à être dit, déclamé, crié « sur la cime du monde» en écho aux performances futuristes, pour « lancer mon défi aux étoiles », envoûter les spectateurs dans un tourbillon d’images, une transe cosmique, érotique et musicale.

Il fallut tout d’abord se mettre d’accord avec le directeur du club, un ancien professeur de littérature russe, amateur de jeunes midinettes en quête d’aventures et d’émotions fortes, auxquelles il favorisait l’accès. Comme il pensait, grâce à son journal consacré à la « movida russe » et à la nouvelle musique « techno », être le guide et l’instigateur de la nouvelle manière de penser et de se comporter de cette génération en quête d’identité, il nous accorda sans problèmes sa scène avec un DJ pour un soir.

C’était un local minuscule, étouffant, composé de deux pièces, dont l’une comprenait un bar et quelques bancs, disposés le long de murs en bétons grisâtres, et l’autre, une petite scène prolongée par une piste de danse qui servait aussi de salle spectacle. Sur les murs de la plus grande salle on avait tendu des toiles de parachute blancs avec de gros cercles oranges cousus au milieu, ce qui rappelait aux visiteurs nocturnes qu’ils se trouvaient dans un abri anti-atomique désaffecté, et ajoutait une dose d’adrénaline à celle que leur avait déjà procurée le fait même d’avoir pu pénétrer dans ce repère de freaks inaccessible, réputé pour avoir un face-control implacable.

Pendant des semaines je préparai la performance, avec l’étourdissante actrice qui m’accompagnait dans mes expérimentations, et à laquelle je fis apprendre par cœur ma traduction. J’invitai à participer au spectacle, les jeunes couturiers les plus avant-gardistes, deux danseurs de l’unique troupe de danse contemporaine de Guénadi Abramov (discipline mal vue en URSS), et répétai, ou plutôt j’essayai de répéter avec le DJ qu’on m’avait alloué, la musique qui devait accompagner la performance. C’était une véritable prouesse, car le DJ, qui à ma grande surprise avait un véritable sens musical, ne venait jamais aux répétitions. C’était un petit gnome diabolique coiffé à la punk, qui ressemblait à un hérisson, et transportait toujours ses vinyles dans un étrange sac à dos, hérissé de piquants. La plupart des gens qui travaillaient dans cet endroit, étaient minés par l’alcool et la drogue, et il était impossible de se mettre d’accord avec quiconque sur quoi que ce soit, car aussitôt que vous aviez tourné le dos, ils oubliaient immédiatement tout ce qu’ils venaient de vous promettre… Donc, environ une heure avant le début, nous choisîmes ensemble les disques qu’il allait mettre pendant la représentation, et les danseurs se laissèrent aller à l’improvisation la plus totale, d’après le scénario suivant basé sur « Le Chant du Cosmos » :

Le poète est à Paris, c’est l’été, tout fond sous la canicule qui lui inspire l’amour. Il est emporté dans les gouffres sans fond de l’ombre, puis entame un voyage à travers l’Espace, en état d’apesanteur, sous le pouvoir de la Lune ensorceleuse Hécate, qui lui inspire des poèmes cosmiques. Le poète finit par atterrir à Moscou, où, pendant un feu d’artifice, il tombe amoureux d’une fille, qu’il compare à des soleils de toutes les couleurs : il lui écrit « Un Soleil rouge, un Soleil vert, un Soleil noir »,  vers qui évoquent les couleurs de la Russie d’alors, le Soleil rouge faisant référence à la période communiste tout juste révolue, le Soleil noir aux tragédies que celle-ci provoqua, et le Soleil vert à la résolution de ce conflit dans le poème, où les yeux noirs de la « fille aux yeux écarquillés souriant de bonheur », sont « transpercés des comètes d’or» de l’Espoir. Dans la performance, ces Soleils étaient figurés par des ballons multicolores, que se renvoyaient les danseurs.

Ensuite, le poète allait à Saint-Pétersbourg, qui venait de retrouver son ancien nom, ne s’appelait donc plus Leningrad, d’où il lui écrivait un poème qui se terminait par « J’acclame dans l’Univers, ton âme Saint-Pétersbourg », saluant par là l’identité retrouvée de la Venise du Nord. Puis il repartait en quête de la « Fille des étoiles » à travers l’Espace qui lui apparaissait sur une musique « techno » très dansante dans un costume  cinétique d’étoile, dont les tissus fluorescents éclataient sous les feux des projecteurs.

 

« Où t’es-tu Cachée Dans l’Espace

Et dans la Voie lactée

Je cherche Ton regard

La faucille du ciel

Découpe ta pupille

Et tes faux cils Battant des ailes

Se hâtent Vers le Soleil

Mes baisers en furie Filent Vers elle

Et captent

Cette Fille des Etoiles ! »

 

Au cours d’une danse d’amour en état d’apesanteur, un cosmonaute en scaphandre s’emparait de la « Fille des Etoiles », et l’emportait. Le spectacle se terminait par la danse de la « Fée des trottoirs », incarnation terrestre de la « Fille des Etoiles », qui « errait à travers la ville dans un désordre cosmique », rappelant celui du Moscou des années 90 qui attendait les spectateurs à la sortie du club.

Cette première performance du « Chant du Cosmos », fit une très forte impression sur le public, et dans la presse on vanta beaucoup la puissance et  l’originalité d’interprétation des comédiens, l’utilisation de la danse contemporaine, de la musique « techno » et des costumes de jeunes couturiers d’avant-garde. Et je recommençai des dizaines de fois dans les lieux les plus improbables, ces performances destinées à un public jeune et avide de nouveauté, m’entourant chaque fois, de musiciens différents (jazz, classique, percussions, « techno », etc), de jeunes couturiers inspirés, et de danseurs contemporains.

MA PREMIÈRE DÉCLAMATION POÉTIQUE
LE CHANT DU COSMOS
bottom of page