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   L’HIVER RUSSE

 

L’hiver russe, les traîneaux, la neige, le baiser de feu du gel, un soleil froid qui ne chauffe pas, et baigne de sang tous les soirs le fleuve  figé dans un songe de glace éternel et vainqueur… Ces vers d’hiver sont une tentative d’exprimer ma vision de l’hiver russe, de pénétrer au cœur de l’âme de neige, et de cette forêt démesurée qui vit dans

le cœur de chaque russe, cette taïga intérieure où l’existence n’est qu’une lutte continuelle pour survivre contre les manifestations élémentaires d’une Nature indomptable, incommensurable et omnipotente ; où l’Homme n’est qu’un point perdu sur la carte des nuits sans lune, qu’un grain de poussière, une cendre d’étoile échappée du brasier du cœur brûlé par une passion désespérée ; il est emporté par le souffle glacial d’une tempête de neige qu’a provoquée la Reine des neiges, enveloppée dans sa pèlerine endiamantée de glace éclatante et brillante, dont les chants magnétiques se mêlent aux sifflements du blizzard tourbillonnant, qui envoûtent le pauvre voyageur, l’entraînent dans les gouffres glaciaires, et l’enchaînent dans l’engourdissement du froid, qui le paralyse, et le mène à une mort certaine…

  Les poètes russes, en particulier Alexandre Pouchkine et Alexandre Blok, ont tous chanté les périls et les enchantements de l’hiver russe :

  Ainsi Pouchkine, dans son poème « Soleil et gel » : par moins 30 degrés, le soleil darde, dans un ciel d’azur profond, comme tes yeux ma sœur, ses rayons aveuglants sur la neige, où nous glissons en traîneau, entraînés dans la forêt endormie, émerveillés, à travers le silence d’un rêve éveillé ! Et dans son poème « La Tempête » : la bête indomptable et sauvage de la bourrasque de neige, s’acharne tant et si bien sur la petite izba de bois perdue dans la solitude argentée des steppes enneigées, qu’elle attaque et déchire, du plancher au plafond, entre ses griffes d’air, dont elle fait trembler le toit,  et arrache, d’un coup de patte, les volets, en poussant des rugissements terribles de furies, qu’il semble aux occupants épouvantés, que se déchaîne sur eux la troupe des démons, et qu’ils entendent dans les hurlements et les stridulations du vent, les lugubres malédictions de Djinns démoniaques…

  La Fée de l’hiver russe, la femme de neige, l’ombre de mon amour au corps tramé d’étoiles de flocons qu’irrigue un sang neigeux, attire le poète dans un songe de glace, vers ses lèvres de feu aux envoûtants baisers, qui le jettent dans les gouffres sans fond du plaisir… Dangereux Paradis ou séduisant mensonge, universelle forme d’une femme invisible nommée « L’Inconnue » parAlexandre Blok, poète toujours  en quête de ce mirage inaccessible et pur.

     Rêverie de poète suscitées par l’hiver, où le froid et le gel incitent à la contemplation, devant l’âtre d’un feu dont les braises fumantes et rougeoyantes lui évoquent son cœur qui se dissout et s’éparpille en cendres de flocons, caressées par le souffle affaibli de la tempête, le dernier soupir et l’haleine perdue du vent, la traîne d’or d’une queue de comète, disparue dans un tourbillon de neige…Puis ELLE apparaît, et de nouveau disparaît, sautillant sur la neige blême, de la tâche pâle d’un réverbère à l’autre, à travers la nuit d’encre de Pétersbourg, où les rides des canaux gelés suggèrent au poète, l’éternel retour d’un amour uni à la mort, par le baiser brûlant et l’étreinte glaciale de la fatale dame de neige, de la femme mystérieuse, l’âme de l’hiver, qui plane sur les nuits de diamant !

    Ces images de l’hiver russe créées par des poètes m’en révélèrent les secrets et le mystère, en déterminèrent ma vision.

Car, ainsi que l’a dit Oscar Wilde à propos de Londres : « Il n’y jamais eu autant de brouillard sur la Tamise que depuis Turner ».

 

   J’habitais alors sur le quai Taras Chevtchenko, qui s’étirait selon une courbe majestueuse le long de la Moskova prise dans les glaces.

Et chaque jour à heure fixe, je m’élançais à travers le froid et le gel, dans la bourrasque de neige, tenant d’une main gelée, tremblante,

mon carnet aux feuilles ébouriffées par la tempête, et de l’autre mon stylo à l’encre coagulée par le froid, et j’y traçais les lignes de ces vers d’hiver, que je déposais en tribu  quotidien aux pieds de ma dame des neiges, de celle qui lacérait mon cœur de ses griffes de feu, me tourmentait de ses baisers sanglants, et dont les  larmes éphémères roulaient comme des glaçons sur la rivière.

 

Où s’en vont les glaçons

                                               la rivière qui fond

 

Tout au fond de tes yeux

                                          dans l’Azur

                                                                éternelle

Sur les gouffres sans fond

                                             glisse

                                                        sempiternelle

 

Où s’en vont les glaçons

                                            ces nuages qui vont

On ne sait où

                      viennent on ne sait d’où

                                                         deviennent

Liquides

             et vont pleurer la mer

                                           qui t’appartiennent

 

Et où s’en vont les nuits paysage sans fond

De tes yeux fous d’Espoir au fond du cœur ces larmes

Qui coulent sans raison paysages de charme

Sur ton calme visage pays où tout fond

 

Dis — Où s’en vont les nuits ?

Dis — Où roulent tes larmes ?

 

 

 

NUAGES

 

Les nuages

Vont on ne sait où

Viennent on ne sait d’où

Comme moi de passage sur la Terre

 

Avant moi le Déluge

Après moi les Ténèbres

 

Ils vont et viennent au-dessus de la Terre

Messagers du Mystère

Traçant sur le grand parchemin du ciel

Le mur blanc de l’Éternité

Des visages

 

 

 

LA FEMME-NUAGE

 

Je suis un nuage

Je vais et je viens

Entre les visages

Humains

 

Où le vent me porte

Se tendent les mains

Et s’ouvrent les portes

 

Je vais et je viens

Et la vie m’emporte

Au loin

 

 

 

JULIA

 

Julia a des yeux lilas

Elle a des yeux si beaux si légers si clairs

Que j’aimerais y installer mon salon

Confortablement

Ou comme en ballon dirigeable

Y voyager longtemps

Faire le tour du monde…

 

Puis assis dans mon globe

Je contemplerai

À travers un brouillard bleu

Le globe de la terre

Et les continents de nuages

Voyageant dans l’Azur

Et l’éther qui l’englobe

 

À travers le brouillard bleu de tes yeux

De tes yeux si beaux si légers si clairs

 

 

 

L’ÉTANG QUI ATTEND L’HIVER

 

Le vent frise

La surface grise de l’étang

Où les canards verts

Tracent leurs bleus sillages

 

Les arbres ont perdus toutes leurs feuilles

Tout noirs ils attendent l’hiver

Dans la lumière grise et verte

Où est plongé tout l’Univers

 

L’Hiver L’Hiver

Qui couvrira d’un manteau blanc

Toutes les feuilles rousses sur le sol

Et fera de la terre

Un palais de lumière

Où scintilleront des étoiles !

 

 

 

FROU-FROU HIVERNAL

 

La foule fourrée et affairée glisse en pelisse

Se rue comme en folie et bruisse et glisse lisse

Dans les rues lisses que les trolleybus hérissent

Où les taxis dans leurs pelisses de glace crissent

 

 

 

 SCÈNE

 

Trois petits chiots noirs

Qui jouent dans la neige

Et détonnent sur ce miroir blanc des cieux

Comme trois boules de suie

Trois petits chiots noirs

Qui jouent dans la Lune

 

 

 

LES POÈMES DE LA RIVIÈRE MOSKVA

 

 

                           I

 

Sur la rivière gelée où les enfants font des glissades

Les corneilles devisent maussades

Sur la neige de l’heure de leur déjeuner…

 

« L’hiver l’hiver a emporté l’été

Qui se balance dans son berceau de fumée

Sous l’œil énorme de l’Éternité »

 

Sur la rivière gelée où les enfants font des glissades

Les corneilles maussades hurlent

Dans la brume

Où je hume l’air de la Liberté

Mon esprit plane

Léger comme une plume

Au-dessus de la plaine

Et s’imprime

Dans les solitudes glacées du ciel

Où dans sa plénitude

Dans les glaciers des cieux d’argent

Dans le filigrane du temps limpide

Ton âme — Amour

Dans les voiles d’or du Crépuscule

 

« L’hiver l’hiver a emporté l’été

Qui se balance dans son berceau de fumée

Sous l’œil énorme de l’Éternité »

 

 

                           II

 

Au loin tranquille l’usine fume

Le ciel sans lune couvert de brume

Prés des enfants sur la rivière

Les vieilles ravivent l’hier

 

Les filles passent nonchalantes

Balançant leurs charmes au vent

Et moi je passe sous le vent

Soulevant leurs châles devant...

 

Au loin tranquille l’usine fume

Le ciel sans lune couvert de brume

Prés des enfants sur la rivière

Les vieilles revivent hier

 

 

                           III

 

La nuit... un Ciel clair et limpide

Je me réveille dans un nuage — dément!

Qui suis-je?

- Je suis un nuage seulement...

 

 

                           IV

 

Un bateau a fendu la glace...

La rivière gèle dans le sillage

Comme une blessure qui se referme

De même

Dans la plaie des étoiles

— bée

La blessure de mon amour

 

 

                           V

 

La rivière a repris son cours certain

Un train passe dans le lointain...

Au fil de l’eau je suis

Le cours

De mon destin

 

 

 

SPLEEN D’HIVER

 

                           I

 

Les millions d’étoiles tombant du ciel noir

Scintillant à la lumière des fanars

De la gueule béante du Néant

Blanchissaient la nuit ivre de mystères

 

Les flocons dans le ciel flottaient

Traversant les rayons des yeux de feu de la Lune

Saupoudraient la ville d’éclats de diamants

— Cendres étoilées

Recouvrant le trottoir d’un parquet d’astres

Éclatants détonnant contre la toile sombre du ciel

 

Englouti par la gueule ensanglantée du Néant

Arraché des dent noires de l’ombre

Je marchais sur la neige

Mes pieds traversant

Les gouffres béants de l’Éternité

Un soir de désespoir

J’écrivais sur la porcelaine du ciel

                      

 

                           II

 

Avec l’encre du ciel

J’écris — plume nuageuse

Ces vers

Couleur paupières aveugles

 

Avec le sang chaud du soleil

J’implore le crépuscule de laisser à la terre

Un îlot de lumière

Où reposer ma tête

Quand tombera sur son cou Soleil

Ta rapière ô paupière de la nuit

 

Avec l’épée du soleil

Je transperce le tympan de l’ouïe de la nuit

Et trace en lettres de feu rougies

Ton nom — défi  inouï

Sur les parois de l’infini

 

— « Crépuscule Crépuscule ne m’abandonne pas

Soleil ne t’enfuis pas vers d’autres latitudes

Ne laisse pas les ténèbres envelopper le globe

Le ciel essentiel

Crépuscule Crépuscule ne m’abandonne pas

Soleil ne t’enfuit pas

Ne me laisse pas dans les ténèbres et sans ciel »

 

 

                           III

 

Mes souvenirs et mes espoirs

Dans le silence se balancent

Et le désespoir en cadence

Joue de la musique ce soir

 

La musique de l’âme triste

Qui dans l’Espace se condense

Jusqu’à n’être qu’un point qui pense

La musique de l’âme triste

 

Sistre en délire dans la nuit

Musique des étoiles — luit

Fuit à travers mon espérance

Dans le silence de ce cri

 

Mes souvenirs et mes espoirs

Dans le silence se balancent

Et le désespoir en cadence

Joue de la musique ce soir

 

                     ***

 

Boire boire et boire encore

Pour noyer mon désespoir

Dans l’alcool et dans le noir

Boire tout mon désespoir

 

 

 

LA NEIGE AU JARDIN DE L’ERMITAGE

 

La neige tombe sans faire de bruit

Sur le vieux parc endormi

Et craque comme à l’agonie

Sous mes pas

                      Glisse dans la nuit

 

C’est l’Infini qui me réveille

De ce songe presque fini

Que chante donc à mon oreille

La neige qui tombe sans faire de bruit

Sur le vieux parc endormi

 

Sur la feuille blanche elle veille

À la musique de la nuit

Qui glisse sans faire de bruit

Sur le vieux parc endormi

Qui dans le Silence luit

 

Sur la feuille blanche elle éveille

Les sons éteins des mélodies

Et tous ces vieux ennuis qui rêvent

Veillent dans le parc endormi

Les vieux refrains

Les noirs dédains

Ces mélodies de l’Infini

 

La neige tombe sans faire de bruit

Sur le vieux parc endormi

Et craque comme à l’agonie

Sous mes pas

                        Glisse dans la nuit

 

 

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